Jeudi 27 août :
"A camion renversé, repos bien mérité"
Ceux qui me connaissent un peu savent que la patience est loin d’être mon atout premier. Et bien je crois que cette année en Indonésie va me mettre à l’épreuve. Au bout du compte, quand vous me reverrez, il n’y a pas 36 solutions : soit je serai encore plus impatient, soit je serai d’une zénitude absolue…à moins que je ne change pas du tout. En attendant, j’ai pris le parti d’en rire et de vous compter cette journée de travail qui en augure d’autres encore plus folkloriques par la suite.
Commençons donc, si vous le voulez bien, par le programme initial : départ à 9 heures du bureau, direction le port de Belawan pour prendre le bateau en compagnie de Philippe, un français qui travaille pour Thalès à Paris et qui a pris 5 mois de congés pour faire le tour du monde en prenant des photos promotionnelles des projets de Planète Urgence, et de Parusak, un Batak super sympa qui est membre de Yagasu (la fondation indonésienne de défense de l’environnement qui travaille en partenariat avec Planète Urgence sur le projet de reboisement des mangroves de Sumatra). L’objectif est de se rendre sur quelques parcelles de reforestation aux alentours de Secanang. Rien de bien difficile en théorie, il suffit d’être organisé, et les choses peuvent aller relativement vite…vous allez voir que ce qui paraît simple peut rapidement se révéler compliqué…
Ayant quelques petites choses à faire au bureau avant cette journée sur le terrain, je me rends au bureau à 8h45. Les affaires courantes expédiées, je me rends compte qu’il est déjà 9h10. Pas de quoi fouetter un chat, surtout ceux du coin qui sont déjà en piteux état. 9h15 : toujours rien, on va dire que c’est le quart d’heure toulousain qui s’est exporté à Sumatra par des voies inconnues. 9h30 : ça commence à devenir louche, tout du moins à mes yeux. Mais on m’assure que Rangga (un autre membre de Yagasu) et le chauffeur ne sont pas encore passés mais qu’ils ne devraient pas tarder, tout n’étant qu’une question de minutes. Je décide donc de patienter avec une revue indonésienne à laquelle je ne comprends rien. 10 heures : toujours rien, et je commence à me dire que le programme va tomber à l’eau, et ce d’autant plus qu’il se met à pleuvoir. 10h15 : la voiture arrive, il faut y aller, ils sont pressés. Tout n’était effectivement qu’une question de minutes, 45 pour être précis…j’apprends entre temps que le retard s’explique par le fait qu’ils ont dû accompagner quelqu’un de l’association à l’aéroport. Or ce quelqu’un n’était censé partir que demain matin…soit, je ne vais pas faire la fine bouche et je grimpe rapidement dans le pick up. Après une heure de trajet dans la circulation kafkaïenne de Medan, nous arrivons enfin au port de Belawan, qui se situe à 30 kilomètres de Medan. Il est donc presque 11 heures quand nous arrivons au bouiboui qui sert de point de ralliement des troupes pour prendre le bateau de la fondation Yagasu. J’entre dans le petit commerce mentionné où je retrouve Parusak et Philippe. Nous nous asseyons tous à une table pour s’échanger les banalités d’usage. Une fois ceci terminé, une sorte de distorsion de l’espace temps s’opère, et qui va durer près d’une heure et demie…
Je m’explique ; après avoir échangé les salutations et discuté tous ensemble de choses et d’autres, tous mes interlocuteurs indonésiens entrent dans une sorte de méditation. Le tout à ma plus grande surprise, ainsi que celle de Philippe. Nous ne savions pas encore que nous allions assister à un moment éminemment important, voire crucial, en Indonésie : l’attente. Un moment unique et constant à la fois. Rangga, assis lui aussi à la table, fixe d’un œil morne le port sur laquelle s’abat une pluie fine. Parusak, qui est censé être musulman, et donc en train de jeûner pour le Ramadan, fume une cigarette sans bruit. Les autres indonésiens sont également assis à leurs tables, le tout dans un silence de cathédrale, ou de grande mosquée, c’est selon… Philippe et moi commençons à penser qu’ils sont en train de réfléchir à des choses et d’autres, ou tout du moins en train d’attendre quelque chose. Mais à notre grande surprise, aucune activité mentale ne semble être en fonctionnement. Une huître à marée basse pourrait faire preuve de plus d’éveil.
Nos amis sont en train d’attendre. Mais ils n’attendent rien de particulier. L’attente se suffit à elle-même, elle n’a pas besoin d’objectif ou de sujet. En outre, l’attente ne s’accompagne pas de rituels ou de petites choses destinés à faire patienter. L’attente est une activité en soi, elle peut à la rigueur servir à faire passer le temps, mais vraiment si cela est nécessaire. Les deux occidentaux que nous sommes n’arrivons pas à comprendre : un état de béatitude aurait pu s’expliquer face à un paysage merveilleux ou un événement extraordinaire. Mais le port de Belawan est loin d’être une des merveilles du monde, et l’odeur de la marée descendante n’est pas aussi alléchante que la cuisine de Maïté.
La marée basse…voilà qui va nous pousser à commettre le sacrilège. Nous ne pouvons pas accéder aux parcelles de plantation à marée basse, sauf à marcher dans la boue jusqu’à la hauteur des cuisses. Nous allons donc rompre l’attente par le biais du verbe…que vont en penser les indonésiens ? Philippe entame les hostilités : « Il ne fait pas très beau aujourd’hui, la lumière blanche n’est pas bonne pour les photos ». Rangga soupire, Parusak reprend : « La lumière blanche, ce n’est pas bon pour les photos ». On n’a pas avancé d’un pouce, mais nous savons qu’ils sont vivants. C’est déjà ça… Mais la force de l’attente est plus forte, elle reprend le dessus, et nos deux compères replongent dans leur torpeur sans fond, qui atteint là une dimension quasi mystique. Je laisse passer 5 minutes avant d’ajouter : « Si la lumière n’est pas bonne, et qu’il pleut comme ça toute la journée, que faisons-nous ? ». Après une profonde inspiration méditative qui pourrait rendre jaloux n’importe quel Dalaï Lama, Rangga nous dit : « Nous pouvons quand même aller voir les sites de plantation, mais les photos ne seront pas belles… ». OK, les photos ne seront pas belles, on l’aura compris, mais alors il faut prendre une décision : on y va ou on n’y va pas ? On ne va quand même pas passer la journée à regarder la pluie tomber quand même…(je rappelle ici à mes lecteurs qu’il ne s’agit pas de vacances, nous devons mener un projet de reforestation).
Et là, c’est le contrepieds magistral ! D’un calme olympien, Parusak nous assène : « Nous attendons Philippe et son appareil photo ». Stupéfaction, je crois vivre un rêve, être passé dans une autre dimension. Je me tourne vers Philippe, il est bien là, avec son appareil photo à téléobjectif posé devant lui sur la table. Philippe ne se démonte pas : « Je suis là et j’ai tout ce qu’il faut ». Rangga : « Alors c’est quoi le programme ? ». « Allons-y, la marée basse va nous empêcher d’atteindre les parcelles si nous ne partons pas tout de suite ! ». J’ai du mal à comprendre le délire… Quelques mots sont échangés entre les indonésiens. Philippe et moi pensons avoir déclenché le départ. Mais non ! Parusak nous explique qu’il n’y a pas assez d’essence dans le bateau. Cela fait maintenant une heure que rien ne se passe, trois jours que le bateau est à quai, et personne n’a eu l’idée d’aller prendre de l’essence. Le chauffeur de la voiture s’empresse d’aller en chercher. Pas pour que nous puissions partir plus rapidement sur le terrain, mais il a envie de rentrer au bureau, histoire d’aller attendre ailleurs très certainement.
12h30 : nous partons enfin, mais sans Rangga, qui lui aussi a décidé d’aller attendre au bureau. Quand je vous dis que l’attente est une seconde religion ! Et le côte pratique de cette religion, c’est que tout endroit peut se convertir en lieu de culte. Enfin, nous sommes dans le bateau, Parusak, qui n’a pas de permis de naviguer et qui découvre la conduite maritime depuis quelques jours, prend les commandes.
A notre grande surprise, Parusak conduit vite le petit bateau de la fondation…il n’est pas pressé, il s’éclate comme un gosse, en se retournant continuellement vers nous pour nous faire partager son sourire. Parusak est comme ça, il est toujours content, toujours en train de déconner, toujours relax, je sens que je ne vais pas m’ennuyer avec lui dans l’équipe ! Parusak s’éclate donc, mais Parusak n’a aucune idée des règles de navigation. Sur le bateau il y a un volant, une clé de contact pour couper ou allumer le moteur, et une poignée permettant de régler la vitesse et la marche arrière…il y a 6 petits boutons aussi, mais Parusak a décrété qu’ils ne servaient à rien. Bref, nous voilà parti dans le port de Medan, au milieu des cargos, des méthaniers, des bateaux de pêche et des nombreuses autres embarcations…les connaissances des règles de navigation de Parusak sont amplement suffisantes quand on se situe en mangrove, mais pas dans les ports. Priorité ? Sens de dépassement ? Limitation de vitesse ? C’est quoi ça ? Non, on passe où on peut et le plus vite possible…Honnêtement, j’ai pas passé le quart d’heure le plus rassurant de ma vie…mais bon, nous voilà arrivés dans les bras d’eau de la mangrove…le calme avant la tempête ?
Parusak est un gars du coin, ce qui explique qu’il connaisse tout le monde le long des berges. Nous voilà donc arrêtés contre une petite embarcation de pêche, bien entendu après que Parusak en ait sectionné les fils de pêche avec l’hélice de notre moteur… Mais tout va bien, c’est des potes à lui, il leur donne des cigarettes et ça s’arrange. Et là, le même scénario que précédemment se reproduit : après les formalités de politesse échangées, l’attente reprend…Philippe et moi sommes un peu inquiets, mais nous repartons presque aussitôt (enfin, tout est relatif, nous repartons au bout de 15 minutes, mais il y a du mieux déjà !).
Et ce qui devait arriver arriva…nous nous heurtons soudain à l’inéluctable, ce qui était prévu et qui arrive, tellement naturellement que ça en devient incompréhensible…nous sommes à marée basse, le bateau s’échoue sur un banc de vase, il pleut des cordes, nous n’avons pas de perche de bambou pour nous dégager, et les moustiques nous dévorent…Qui aurait pu prévoir qu’en perdant plus de deux heures à ne rien faire on se retrouverait dans une telle situation ? Tout simplement stupéfiant
Marée basse
Parusak est joyeux, et rien ne l’affole. Après avoir fait tourner l’hélice à plein régime dans la vase, l’idée lumineuse surgit : on démonte des parties du bateau pour s’en servir de rames…Avec Philippe, nous n’en sommes plus à ça près, nous sommes en train de nous faire dévorer par les moustiques (ces derniers ne sont pas au courant que nous venons de mettre de l’anti moustique…), alors sans hésiter, nous démontons les battants des coffres de rangement pour ramer de concert avec Parusak, qui est mort de rire…Après 30 minutes de galère, tout rentre dans l’ordre, nous parvenons à voir quelques parcelles de reboisement, Philippe prend des photos et il est temps de rentrer.
Sur la route du retour, nous nous arrêtons prendre de quoi nous rafraîchir dans une petite échoppe située sur la berge. Visiblement, ces petits commerces sont des points de rassemblement pour les membres du culte de l’attente. Le bouiboui se compose toujours des mêmes éléments : une partie « cuisine/pièce de stockage », sans frigo ni rien, avec entrée libre pour les animaux, une « pièce commune » où se situent les tables et les bancs (attention à vos pieds sous les tables, c’est généralement le lieu de repos des poules), le tout ouvert aux 4 vents, avec un toit de paille. Nous arrivons donc, saluons tout le monde, soit une quinzaine d’hommes de tous âges et nous asseyons. J’ai parlé de se rafraîchir, mais c’est un abus de langage : nous allons boire quelque chose. Comme je viens de l’écrire, il n’y a pas de frigo, pas d’électricité (une lampe à pétrole suffit), et les bouteilles de boisson sont là depuis des années, stockées là où il y a de la place, ce qui leur confère généralement un joli dépôt…pas d’inquiétude à avoir, elles sont bouchées comme à l’origine, le dépôt ne peut donc venir que de ce qu’il y avait à l’intérieur initialement…enfin, il faut le dire vite pour s’en convaincre.
Dans ce cadre idyllique (nous sommes à côté d’une centrale électrique, en pleine zone portuaire), nous comprenons une deuxième vérité du culte de l’attente : il est réservé aux hommes. Les femmes se démènent, font la cuisine, servent les clients, nettoient, mais elles n’attendent pas…pas le temps d’attendre, tant pis pour elles. Mais chaque homme, dans un geste d’extrême bonté, attend pour deux, ce qui compense largement et rétablit l’équilibre dans la grande cosmogonie de l’attentisme…
Finalement, nous avons repris le bateau et sommes rentrés à bon port, toujours selon le même adage qui avait prévalu en début d’après midi : passons là où nous pouvons… Et nous arrivâmes, heureux, à l’embarcadère, en nous disant qu’il était l’heure de rentrer chacun chez soi pour attendre le lendemain…